Pierre Valdelièvre dans La Rançon du Progrès cherche à comparer l’ancien et le nouveau monde. A chaque thème, il oppose deux poèmes, l’un en prose (le moderne), l’un en vers (autrefois).
L’HEURE
AUJOURD’HUI
La notion de l’heure, le souci de l’instant précis sont à notre insu-même tellement entrés dans notre existence fiévreuse, qu’ils sont devenus une chose véritablement lancinante.
Vingt fois, cinquante fois par jour, nous consultons notre montre, les pendules, les horloges. Si nous nous éveillons la nuit, notre premier souci est de savoir l’heure. Notre vie est réglée en une infinité de tranches qui se suivent, se poussent et chevauchent l’une sur l’autre ; les occupations, les réunions, les rendez-vous, les repas, les trains, les courriers, tout arrive impérieusement à heure fixe et nous bouscule sans pitié. Et depuis les grosses horloges d’église ou de beffrois qui frappent brutalement sur des gongs assourdissants, jusqu’aux petites pendules en biscuit tintant avec mièvrerie sur les cheminées des boudoirs, sans cesse les heures martèlent et scandent nos instants qui s’envolent au rythme d’une mécanique inexorable.
Là encore le progrès a tué la poésie et le rêve, sans même que soit obtenue par la concordance, cette précision sans cesse recherchée au prix de notre tranquillité, car plus que jamais est vraie cette phrase ironique par laquelle débutait je ne sais plus quel roman : Minuit sonnait depuis une heure à toutes les horloges de la ville…
AUTREFOIS
Lysias le berger s’est levé ce matin
Au moment où là-bas, sur l’horizon lointain,
Le soleil émergeait par-dessus les montagnes,
Quand les coqs, de leurs voix stridentes accompagnent
L’éveil de la nature aux caresses du jour.
Puis il partit, chassant devant lui tout à tour
L’impatient troupeau de ses brebis bêlantes,
Et le groupe agité des chèvres turbulentes,
Qui broutent en passant les pousses de cytises,
Durant tout le matin aux heures imprécises,
Lysias a suivi l’avance du soleil,
Guettant d’un oeil distrait les plantes dont l’éveil
Marque pour les bergers l’instant du jour e l’heure.
L’ellébore aux pistils que le calice affleure
Sitôt que disparaît la fraîcheur du matin,
Et l’euphorbe dont les corymbes de satin
Se tournent vers le jour qu’ils suivent dans sa course,
Puis il a vu, cherchant la fraîcheur de la source,
Ses animaux errer d’un pas plus indolent,
Alors il a noté que le soleil brûlant
Tombant droit du zénith, faisait les ombres nettes :
ll dîna de pain bis, de lait et de noisettes,
Et s’assoupit, vaincu par la chaleur du jour.
Quand il rouvrit les yeux, déjà tout alentour
Dans les prés, les essaims d’abeilles bourdonnantes
Cherchaient en voletant les meilleurs sucs des plantes.
C’est l’heure dangereuse où prompts à s’irriter
Les insectes sont vifs et l’on doit éviter
La piqûre des taons qui fait bondir les chèvres.
Et tandis qu’en songeant il promenait ses lèvres
Sur les bois inégaux de sa flûte de Pan,
Les fleurs de campanule arrivaient à l’instant
Où fuyant du soleil la trop vive lumière,
Leurs clochettes sans bruit s’inclinent vers la terre.
Puis, les fleurs de pavot baissèrent à leur tour
Leur tête qu’alourdit le poids d’un sommeil lourd :
Le vent fit frissonner les feuilles de fougères,
Et petit à petit les ombres s’allongèrent,
Les cimes tout là-bas s’estompèrent en noir,
Et Lysias sentit la majesté du soir.
Alors, sifflant ses chiens attentifs à son geste,
Il forma de nouveau sa caravane agreste
Pour le retour parmi les sentiers incertains
Qu’envahissait déjà, dans les obscurs lointains,
Le brouillard bleu qui monte aux heures de silence :
C’est le calme du soir qui tient sous sa puissance
Tous les êtres vivants, tendus vers le repos,
Et Lysias ayant fait rentrer ses troupeaux,
Songea, laissant bercer ses rêves taciturnes
Par le ululement des chouettes nocturnes,
Jusqu’à l’heure où brilla le clair de lune ami,
Puis il fut reposer, et lorsqu’il s’endormit,
Le hurlement lointain des loups dans la campagne
Répondait à l’écho plaintif de la montagne…
Pierre Valdelièvre, La Rançon du Progrès, poésies, Préface de Jean Ott, Lille, Imprimerie L.Danel, 1928