TIGRE ET GAZELLE
Dans les temps, je me le rappelle,
Quand j’étais tigre, ivre de faim,
C’était toi, la tendre gazelle
Qui fuyait au désert sans fin…
Pour vivre, il me fallait ta vie.
Un désir fou creusait mes flancs,
Et je t’ai longtemps poursuivie
Sous le feu des midis brûlants.
Par monts et vals, bois et clairières,
Sur tes pas j’allais sans répit,
Et près des haltes familières
Je guettais, dans l’ombre tapi
Auprès de la source où, furtive,
Pour boire tu penchais le front
Vers le frais cristal de l’eau vive,
Enfin, je t’ai prise d’un bond!…
J’ai saisi ta chair pantelante,
Pour la dévorer au soleil…
Tu râlais sous l’étreinte lente
Et je buvais ton sang vermeil.
Le goût m’est resté sur les lèvres ;
C’est pourquoi, lorsque je te vois,
J’éprouve en d’inquiétantes fièvres
La faim farouche d’autrefois,
Une très âpre convoitise,
Un si poignant et fol amour,
Que d’un rêve j’ai la hantise :
C’est d’être la proie à mon tour.
Mais je lis dans tes yeux étrangres
Le trouble de l’ancien effroi…
Tu te souviens, car tu te venges
Et je fus moins cruel que toi!…
Judith Gautier, Poésies, Paris, Eugène Fasquelle Editeur, 1911.
Un tigre, esquisse d’Eugène Delacroix